
Quand la science démêle le vrai du faux
Quand la science démêle le vrai du faux
Ses études sur les fausses croyances et la désinformation sur internet font autorité. Natif de Crans-Montana et directeur de recherche à la Fondation Descartes à Paris, Laurent Cordonier fait partie des figures de pointe dans le domaine de la sociologie et des sciences cognitives.
Après des études de lettres et un doctorat en sciences sociales à l’Université de Lausanne, Laurent Cordonier désirait se frotter à la pratique. « J’ai déchanté de la sociologie conceptuelle et axée sur la seule description. Mon envie, c’est de construire des ponts entre sciences sociales et naturelles », explique le jeune intellectuel qui se forme alors dans un laboratoire du CNRS à Lyon, puis aux États-Unis. Son souhait : bâtir un savoir scientifique plus rigoureux sur la société, grâce aux contributions de la psychologie sociale et des méthodes expérimentales des neurosciences. Son ouvrage « La nature du social. L’apport ignoré des sciences cognitives » s’inscrit dans cette perspective qu’il va encore approfondir lors de son post-doctorat chez le professeur Gérald Bronner de l’Université de Paris.
RENDRE À LA SOCIÉTÉ
Pourquoi ce choix de carrière académique à l’étranger ? « La Suisse est un paradis pour la qualité de sa recherche. Voyez le nombre de prix Nobel que nous “ produisons ”. Mais en raison de son étroitesse, notre pays offre peu de postes dans des disciplines spécialisées », répond notre chercheur qui se définit comme un citadin qui a toujours rêvé de vivre dans une grande ville proposant un large éventail de possibilités.
Quel est le rôle de l’intellectuel dans la cité ? Doit-il être engagé ? « Mon travail consiste à apporter des éclairages sur le fonctionnement social, à démêler le vrai du faux afin de fournir des informations vérifiées au citoyen. J’estime que nous devons rendre à la société ce qu’elle nous a apporté. » Laurent Cordonier est ainsi membre bénévole de groupes de recherche pour l’Éducation nationale française. Il a joué un rôle clé dans la commission Bronner, chargée par Emmanuel Macron de proposer des pistes contre les théories du complot et la désinformation sur les réseaux sociaux. Un rapport marquant qui ne conclut pas à la nécessité de créer une nouvelle loi, mais d’imposer des règles de responsabilité aux plateformes numériques et surtout de développer l’esprit critique du citoyen (voir notre supplément web QR Code).
Le chercheur a apporté une contribution appréciée au dernier congrès médical Quadrimed de Crans-Montana. Il a souligné que la désinformation en ligne dans le domaine de la santé a joué un rôle central dans la diffusion des théories farfelues anti-vaccin. À cette occasion, il a regretté le manque de prise de conscience des dangers de la désinformation numérique en Suisse qui, selon le Conseil fédéral, serait moins prégnante chez nous que dans d’autres pays…
Que pense Laurent Cordonier de sa région d’origine ? « J’ai beaucoup de plaisir à revenir à Crans-Montana en “ touriste éclairé ”. » Chez nous, il apprécie notamment se balader vers la mare des Briesses pour admirer les tritons alpestres.
Légende photo: Le travail de Laurent Cordonier revêt une importance capitale à l’heure de la désinformation. ©Gratien Cordonier
COMMENT CONTRER LA DÉSINFORMATION NUMÉRIQUE ?
Originaire de Crans-Montana, Laurent Cordonier consacre une grande partie de ses recherches à la dérive des théories complotistes en ligne et leur réception par les internautes.
Laurent Cordonier était invité à s’exprimer lors du dernier congrès médical Quadrimed.©Gratien Cordonier
Pourquoi se focaliser sur ces recherches ? En quoi la désinformation numérique est-elle dangereuse ?
Ce choix est dicté par un double intérêt scientifique. L’information circule dans les canaux de la société, mais est traitée par le cerveau humain. Nous sommes là au cœur de nos recherches qui se trouvent à l’intersection de la sociologie classique et des connaissances des sciences cognitives. Internet est un progrès indéniable. Jamais l’humanité n’aura eu accès à autant de savoirs. Mais le web a également conféré un puissant effet multiplicateur aux idées les plus farfelues, comme l’a démontré la période Covid. Il importe de décrypter ce phénomène pour favoriser l’information crédible et vérifiée, indispensable au bon fonctionnement de la démocratie.
Comment fonctionnent les réseaux complotistes ? Pourquoi leurs théories trouvent-elles un écho dans la population ?
Nous avons tendance à éviter de nous remettre en question. Notre inclination naturelle nous pousse à admettre les arguments qui nous confortent dans nos convictions. Dans le cas des complotistes, cette pente cognitive se nourrit dans la consultation de sources (internet ou réseaux sociaux) qui martèlent ces théories aux arguments mensongers. Mais tous les individus ne sont pas également vulnérables aux manipulations. Et, les études démontrent que — contrairement à ce que l’on pense parfois — les sites qui partagent des informations trompeuses sont beaucoup moins consultés par la population dans son ensemble que ceux dont les contenus sont fiables.
Vous avez siégé dans la commission Bronner mise en place par le président Macron pour proposer des solutions contre la désinformation. Vos conclusions ?
Il faut souligner la démarche du chef de l’État qui nous a laissé toute latitude pour enquêter. Il y a une inquiétude légitime des gouvernants face à la désinformation dont nous avons appréhendé les effets négatifs sur la population. Les conclusions ? La loi française sur la liberté de la presse permet, en l’état, de sanctionner les désinformations troublant la paix publique. Il faut en revanche rendre davantage responsables les plateformes numériques et cibler les « super désinformateurs » finalement pas si nombreux, mais qui bénéficient d’une audience démultipliée par le web. Le « Digital Services Act » qui vient d’être accepté au niveau européen va dans le bon sens.
Vous insistez beaucoup sur la qualité des sources et l’esprit critique ? Quid de ChatGPT ?
Pour nous informer sur le monde qui nous entoure, nous sommes contraints de passer par les témoignages d’autrui et de nous référer à diverses sources (médias, réseaux sociaux, rapports, enquêtes…). Développer son esprit critique consiste à apprendre à attribuer sa confiance sur des bases rationnelles. Paradoxalement, l’arrivée de ChatGPT peut être une chance pour les médias. En créant un environnement dans lequel on ne pourra plus distinguer le vrai du faux, l’intelligence artificielle nous incitera à nous fier à des sources dont on sait qu’elles vérifient et recoupent leurs informations. Ce qui constitue le fondement et le rôle du journalisme.